` Anne-lise RIAS
#26 Rosies

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

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Les Rosies

"Elle est servie à toutes les sauces l’icône. Rosie la riveteuse avait d’abord été imaginée en 1942 pour contrer les grèves organisées par les travailleurs dans une entreprise d’électricité américaine, en appelant les femmes à venir les remplacer. L’image a ensuite été utilisée à plus grande échelle pour une campagne de communication dans la presse américaine. Il s’agissait là encore de convaincre les femmes qu’elles pouvaient souder, riveter ou construire des bâtiments militaires, bref qu’il était nécessaire qu’elles viennent bosser à l’usine vu que les hommes étaient sur le front de la 2nde guerre mondiale. Ce qu’elles ont fait. En faisant preuve d’énergie, de détermination, de ténacité dans l’effort - mais quand même payées à 50% du salaire masculin de l’époque. Ils ont alors loué - dans tous les sens du terme - son courage, sa force, voire son patriotisme. Quand les hommes furent de retour du front, les rosies voulaient continuer à riveter mais elles ont été cordialement invitées à nettoyer la maison et élever les enfants. En d’autres mots à travailler. Gratuitement. Ils aimaient bien ses manches roulées au-dessus des coudes, mais la préférait quand même bien roulée dans la farine la Rosie.
Elle ressemble à la Femme providentielle : elle assure en temps de crise, espère en tirer une (re)valorisation de ses compétences ô combien nécessaires, mais est finalement remerciée - haha! - par les applaudissements de toute une nation. D’aucun diront qu’ils étaient opportunistes, ou que ça sentait l’arnaque à plein nez. Entre nous, celles qui ont été des rosies n’ont probablement jamais été dupes. Mais comme disait ma grand-mère “faute de grives, on mange des merles !” Leurs salaires, même amputés de moitié, ont contribué à leur émancipation individuelle. Ils ne me proposent que des temps partiels mal payés ? Je prends quand même, c'est mieux que rien. Rosie ressemble aussi un peu à l’Ouvrière, en version image Panini. Ils peuvent la coller ici ou là, la mettre sur le banc de touche ou l’échanger contre quelque chose qui, à leurs yeux, a plus de valeur, un robot par exemple. Pendant que certaines rivetaient à la chaîne, d’autres rosies travaillaient, depuis le 19ème siècle, à encoder, programmer ou perforer des cartes pour l’informatique - déjà pour ½ voire ¼ des salaires masculins. Le basculement a eu lieu dans les années 1960, à coup de campagnes publicitaires pour attirer les hommes dans l’informatique, transformée en une discipline de haut niveau, scientifique et donc jugée masculine. Plus de Rosie courageuse et fière sur l’affiche. Au contraire. Découpée en morceaux on n’en voit plus que les jambes, la jupe courte et les chaussures à talons, ou alors seulement le joli sourire, ou la cambrure des reins. La Rosie a chuté, tombée plus bas que la valeur accordée à une machine de calcul ou un scanner optique de dernière génération.
Les rivets ont disparus, pas les rosies. Ce sont ces femmes qui travaillent massivement dans des secteurs choisis. Secteurs qui savent, quand le vent tourne, leur expliquer qu’il serait bon qu’elles passent plus de temps à s’occuper de leurs enfants, à fabriquer du savon ou du levain maison. L’icône est un peu éculée pensez-vous ? Plus aucune femme ne serait dupe du tour de passe-passe dont elle est le lapin ou la colombe. Mais par un retournement dont l’histoire a le secret, Rosie -exploitée mais fière- est passée du côté féministe en panneau 4x3. Les activistes utilisent régulièrement cette image pour illustrer la femme courageuse, forte, déterminée, celle qui résiste, revendique, se bat pour ses droits. Beyoncé et Michelle Obama se sont grimées en rosies (peut-être pour exprimer une forme de solidarité, de sororité avec celles qui sont réellement rosies ?). L’icône bankable s’affiche en t-shirts, tasses à cafés et autres cartes postales. Une forme de féminisme marchand, un usage de l’icône finalement tout à fait cohérent avec son esprit initial.
Née américaine, Rosie a aussi voyagé, jusqu’en Iran par exemple, où elle a été affichée par l’artiste Hannah Habibi en 2010. Détournement critique ou volonté d’adapter l’icône aux codes du pays (manches longues, hijab, longs cils noirs) pour motiver les iraniennes ?
Souvent Rosie varie, bien fol·le qui s’y fie."

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).