#6 Experte

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes, tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

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L'experte

"Elle a fait au moins cinq années d’études, ou plutôt huit. Spécialiste d’un domaine, elle est sociologue, épidémiologiste, analyste du monde arabe, économiste, chargée de recherches en sûreté nucléaire, spécialiste de l'entrepreneuriat féminin ou maîtresse de conférences en droit constitutionnel. Elle travaille dans un laboratoire de recherche, est enseignante ou formatrice et publie régulièrement ses travaux dans des journaux spécialisés.
De son point de vue, elle gagne relativement bien sa vie, 2 100€ net mensuel. C’est pas le Pérou -elle est géographe !- mais ça lui permet de vivre correctement et, additionné avec le salaire de son compagnon, le couple s’offre le luxe de manger bio au quotidien. Jusque très récemment on l'entendait rarement partager son expertise sur un plateau télé ou à la radio, notamment aux heures de grande écoute. Les journalistes, animateurs et enquêteurs ayant adopté le réflexe de convier systématiquement des hommes pour témoigner ou expliquer, parce que “ça rend le sujet plus sérieux, crédible”. En ce sens elle ressemble à la Femme alibi : la raison pour laquelle elle est appelée à partager son expertise tient parfois plus à son sexe qu’à une réelle reconnaissance de ses compétences et de sa valeur.
La représentation de ces femmes sous la forme de réseaux en France (expertes.fr) comme à l’étranger, africawomenexperts.com, a fait apparaître au grand jour la paresse de ces organisateurs et organisatrices qui piochent toujours dans le même carnet d’adresses. Le niveau de connaissances de l’Experte et ses diplômes ne sont pas des boucliers protecteurs, bien au contraire. Elle fraie dans un monde qui n’est pas exempt de sexistes et d’agresseurs, loin s’en faut. Leur statut d’experts renforce leur sentiment de légitimité à exercer une sorte de sexisme bienveillant, une stratégie longtemps affinée qui veille à rester sur le fil de la loi tout en faisant croire que c'est au bénéfice de ses collègues femmes. Elle peut en témoigner, le directeur de son laboratoire lui ayant dit le mois dernier “moi aussi je suis féministe”. Mais elle ne l’est pas, féministe. D’ailleurs elle ne les apprécie pas tellement. D’abord parce qu’elle ne comprend pas cette volonté de réclamer d’être visible à la télé, à la radio. A son avis, l’anonymat offert par le laboratoire est justement un avantage de bosser dans la recherche. Elle ne veut pas mettre son énergie dans le côté “représentation”, elle la garde pour explorer le fond des sujets. Ensuite parce qu’elle subit les effets secondaires du féminisme. Il est maintenant socialement inacceptable de ne pas être féministe. Ses collègues masculins, intelligents, se déguisent donc évidemment en féministes."